(J'assume parfaitement le blasphème du titre)
Novembre 2010
Grade : Primaire 1
Age : 10 ans
C'était le 17 novembre... Ou, plutôt, à quelques minutes près, c'était le 18. Il était bientôt minuit, et Allen parlait encore. Tout seul hein, bien sur, parce qu'Aaron ne lui répondait pas. Mais ça, c'était un détail. En quatre ans, il avait pris le pli : Aaron ne lui répondait jamais, ou alors c'était pour faire étalage d'un vocabulaire excessivement coloré – vocabulaire qu'Allen s'était empressé d'assimiler, parce que son frère avait un an de plus que lui et à cette époque, ça en faisait encore quasiment un dieu vivant dont il fallait absolument copier la moindre attitude pour avoir l'air cool.
Alors, Allen monologuait sans le moindre problème, assis sur son lit, mais à voix basse, pour ne pas alerter un éventuel surveillant. Certes, c'était un samedi soir, mais pour les étudiants du grade primaire, le couvre-feu était immuable et impitoyable.
Il ne savait pas si son frère dormait, à vrai dire. Aaron s'était retranché dans sa tanière, et Allen ne le voyait pas. Il aurait aussi bien pu jacter à l'attention des ampoules du plafonnier, éteintes à cette heure : les rondes étaient fréquentes.
Tout y passait, des fines analyses relatives au contenu du programme (la-géo-putain-c'est-chiant-ça-devrait-pas-exister) aux profondes réflexions sur le sens de la vie et la place de l'Etre dans le cosmos (tu-crois-qu'y-aura-du-cheesecake-demain-parce-que-ça-fait-un-bail) jusqu'aux envolées philosophiques confinant aux sphères de la métaphysique la plus pure (Lucrezia-elle-est-vachement-belle-quand-même). Enfin, quel que soit le sujet abordé, le canadien ne répondait pas, et ne l'écoutait d'ailleurs même pas. Mais ça ne dérangeait pas Allen, qui, de un, se faisait de toute façon les réponses dans sa tête, et de deux, avait l'habitude.
Ou presque.
Parce qu'au bout d'un moment, il finissait tout de même par se lasser, ou par aborder des sujets qui nécessitaient absolument une réponse qui se déroule ailleurs que dans son for intérieur. Il se tournait alors immanquablement vers le jeune représentant de la Lituanie, qui, en terme d'importance, talonnait directement le canadien. Adomas était dans la même classe que lui depuis la première année, et ça avait tout de suite cliqué, du jour même où il était arrivé avec sa touche redneck, son accent de l'enfer et sa conviction qu'il était là JUSTE pour représenter le Texas et qu'il allait trouver touuuus les autres Etats et que ça ferait une grande famille bien américaine au milieu de tous les Étrangers-d'Ailleurs-Pas-d'Ici - désillusion vite survenue, contrebalancée donc par le garçon sympa qui venait d'un pays dont il avait même jamais entendu le nom. Il s'y était d'autant plus raccroché le jour où il avait saisi que non, Aaron n'était pas juste bourru, mais aussi fortement allergique à son existence – bien que ce constat, même des années après, n'ait jamais été totalement admis. Adomas, pour lui, c'était vraiment ce gars qui tranche parmi toutes les connaissances ou potes qu'on peut avoir, celui à qui on peut raconter n'importe quoi sans avoir besoin de peser le pour et le contre, celui de qui on peut entendre n'importe quoi sans se demander, putain, ce que c'est que ce type avec qui on traîne. C'est aussi le gars avec lequel à peu près n'importe quoi peut se muer en épopée épique. De fait, lorsque quelques minutes après minuit, il attrapa vivement son téléphone pour textoter à Adomas une information de la plus haute importance - « Je CRÈVE de faim » - il espérait que le lituanien crevait de faim aussi, parce qu'une expédition en quête de bouffe serait ô combien plus fun à deux.
Fallait aussi espérer qu'il ne dorme pas, en fait, vu l'heure. Il attendit une réponse quelques instants, en tiraillant le col du t-shirt un poil trop grand qu'il avait chouré à Aaron, et dès que l'appareil manifesta l'état d'éveil manifeste du balte, il s'empressa de le lire. Yay ! Adomas avait les crocs aussi – ou alors il avait juste envie de bouger. Quoiqu'il en soit, Allen était déjà en train d'enfiler ses pompes d'une main en répondant hâtivement de l'autre, pour proposer à Lituanie de se retrouver à l'escalier principal du bâtiment des ailes, endroit stratégique s'il en était pour les fugueurs nocturnes, à cause des colonnes et des renfoncements qui offraient de parfaits refuges en cas de passage inopiné d'un surveillant, et diminuaient le risque de se faire piquer en flagrant délit d'empapaoutage du règlement.
En quittant le dortoir, il s'arrêta quelques secondes, pour essayer d'entendre la respiration fraternelle et essayer de déterminer s'il dormait ou non. Difficile. Dans le doute, il décida que oui, et s'éclipsa.
Quitter son aile en pleine nuit deviendrait, un jour, d'une affligeante banalité, comme pour un certain nombre d'étudiants plus âgés rompus à l'exercice. Mais à cette époque, pour Allen, c'était déjà une aventure. Ça n'arrivait pas non plus chaque semaine... Mais malgré tout, en quatre ans, il y avait de quoi avoir acquis déjà quelques bases, notamment le réflexe de se guider à la lueur de l'écran de téléphone, ce merveilleux éclairage d'une portée de trente centimètres à peine et qui en plus, révèle votre position à dix mètres à la ronde.
Après quelques fails avec retenue à la clé, n'importe quel demeuré finit par se procurer une lampe de poche. Mais elle resta au fond de sa poche ; il n'avait pas besoin de l'allumer pour le moment. Dans les grands couloirs, la lumière nocturne se mêlait à la loupiotte des blocs d'évacuation pour éclairer juste assez la pénombre. Il n y avait pas un chat, alors il fila le long du couloir, plus aisément et plus discrètement qu'il ne pourrait le faire des années plus tard, avec une masse bien plus imposante mais bien moins souple. A cette époque, il disposait encore d'une carrure réduite et bien plus fluide, et c'était somme toute assez rapide d'arriver au point de rendez vous sans heurter un revers de mur ou un pan de tenture.
Arrivé là, son regard balaya la zone plongée dans l'obscurité, et à mi-voix, il appela.
« Hey Adomas ? T'es là ? »